Bref historique de notre colline enchantée.
Il faut s’imaginer notre colline de la période moderne jusqu’au milieu du XIXe siècle, non seulement pour se représenter mentalement le chemin parcouru depuis, mais aussi pour prendre conscience que chaque époque connait des moments de reconfiguration radicale générée par des nécessités techniques, sociales, politiques ou autres. C’est aujourd’hui la crise du logement avec l’impératif de la densification, c’était hier le développement du chemin de fer et le bouleversement du faubourg Nézin et de la colline de Lémenc. Je suppose que, comme nous, les résidents de l’époque ont assisté impuissants et désolés pour certains à la disparition de leur cadre de vie familier.
Pensons à la construction de la tranchée Nézin (1854-1856) pour faire passer la ligne ferroviaire Victor-Emmanuel à travers le rocher de Lémenc et ses effets boules de neige : Dégâts sur les propriétés voisines, désaffection pour le quartier des résidents souffrant des nuisances, coup de grâce porté aux pépinières Burdin condamnées à se délester d’une partie de leurs plantations, disparition de fabriques artisanales profitant des eaux du canal de Mérande (tanneries, fabriques de bougies, de savons, de draps, moulins).
Le grand domaine des Bracorens de Savoiroux (héritiers des Chapel de Rochefort) s’étendait alors du clos des Carmélites jusqu’au prieuré de Lémenc avec son château (l’actuel refuge pour les personnes défavorisées Geneviève Anthonioz-de Gaulle), son parc, ses vignes, ses fermes. Sur le versant descendant vers le canal, les immenses pépinières Burdin. Plus haut le chemin du calvaire, l’église de Lémenc et son cimetière, le couvent de la Visitation que les sœurs Visitandines avaient fondé en 1807 en rachetant le Prieuré de Lémenc, et au-delà la campagne toujours avec le domaine de la Bionnaz, le bois des Monts. Il faut attendre la vente aux enchères en 1872 des établissements horticoles Burdin, le démantèlement de la propriété Bracorens de Savoiroux après l’acquisition par la mairie des six hectares (château, fermes, vignes, prés, bois) en 1902, 1909, pour que commence la transformation de la colline.
Ainsi en 1876, les sœurs Marcellines ouvrent à la place d’une partie des pépinières Burdin l’Institution St Ambroise pour l’enseignement des jeunes filles. Après quelques péripéties, la mairie de Chambéry, désormais propriétaire du domaine des Bracorens Savoiroux entreprend de faire construire un pont sur la voie de chemin de fer afin de relier les quartiers de Mérande et de Nézin au centre-ville. Elle ouvre un large boulevard qui coupe en deux le parc, la partie sud devenant un parc public dont la réalisation est confiée à un jardinier paysagiste, Mr Luizet. Un emplacement est réservé dans la boucle pour placer, en 1910, après moult controverses, la statue de Jean-Jacques Rousseau, conçue par Mars Vallet (conservateur du musée des Charmettes).
Pour financer les travaux la mairie loue le château des Bracorens Savoiroux et vend certaines parcelles de terrain. Le viaduc ou pont Nézin est inauguré en même temps que la statue du philosophe en 1910 par le Président de la République Fallières à l’occasion du cinquantenaire de l’annexion de la Savoie à la France. Il devient le « pont des Amours » en raison des reproductions de groupes d’enfants posés sur les dés de pierre, sculptés au XVIIe siècle par Coysevox pour l’allée d’eau du château de Versailles. Pont particulièrement soigné sur le plan esthétique car, depuis les années 1880, on songeait à aménager la colline comme station climatique. C’est dire combien on avait conscience du caractère exceptionnel de ce lieu avec son ensoleillement maximum et sa vue à couper le souffle sur les montagnes.
Lycée Saint-Ambroise vu du parc - © Société des Amis du Vieux Chambéry
Au cours du XXe siècle on va pourtant lentement lotir. D’abord, toutes les parcelles du démembrement de la propriété Bracorens Savoiroux, permettant à de riches acquéreurs de construire les magnifiques demeures qui bordent le boulevard de Lémenc.
La colline reste cependant encore longtemps un espace privilégié. Par exemple, en 1935, lorsque Mr Debas fait construire sa maison sur le boulevard des Monts, ses amis s’étonnent de sa décision d’aller habiter si loin de la ville ! C’est de cette année que date la plantation des magnifiques tilleuls ayant été abattus sans scrupule en 2021. Dans les années 50, mon mari qui était un ami de la famille venait faire de la luge dans les prés avoisinants. Les fermes du domaine de la Bionne étaient encore en activité. Dans les années 1961-62, René Pilotaz fait construire sa maison conçue par l’architecte Novarina (actuellement propriété Poirier). Quelques années plus tard je me souviens de l’émerveillement des collégiens dont j’étais, lorsque le jeudi après-midi on nous conduisait sur les Monts, nous éparpillant parmi les rochers et la végétation méditerranéenne et prenant d’assaut la baladeuse du marchand de glaces qui nous régalait.
Trêve de nostalgie. Il paraît qu’il faut vivre avec son temps, un temps de vitesse à des années lumières des temps de flânerie dans des espaces sauvegardés. Encore que le parc Antonin Piot constitue une miraculeuse exception, ainsi que le terrain militaire dans ce qu’il faut bien appeler le saccage du sommet de la colline.
Aujourd’hui c’est donc l’heure de l’urbanisation accélérée. Ce qui était une zone pavillonnaire, coiffée de cèdres majestueux, engloutie parfois dans une végétation luxuriante devient de plus en plus une banlieue où les immeubles remplacent les maisons, la loi ALUR permettant aux promoteurs de saturer les terrains de béton en faisant l’économie de l’aménagement d’espaces verts.
Simone Manon
Présidente de l'ASCM
Le domaine de la Bionne
La maison Piot
Elle date à peu près de la deuxième moitié du XVIIe siècle
Ses propriétaires successifs ont été : Pierre Bally en 1659, Eugène Marguerite en 1710, le Président Lagrange de Tanage en 1731, le Marquis de Vuache en 1757, Joseph Jaloux en 1782, Madeleine Jaloux en 1793, Aimé Rey en 1809, Alphonse Rey en 1855, Emile Rey en 1888, les hospices civils de Chambéry en 1910, Antonin Piot en 1922, Marguerite Piot et ses enfants en 1939, les trois enfants Piot en 1975
En 1922 Mr Antonin Piot (1880-1939) a acheté ce domaine aux Hospices civils. Il était le seul à se présenter aux enchères. La propriété faisait 28 hectares (10 hectares de pâturages et de potagers ; 18 hectares de forêt et de broussailles) 3 fermes, chevaux, vaches etc.
La maison construite entre 1700 et 1750 par Pierre Bally est une de ces trois fermes. Elle a été restaurée en 1927 par Mr Antonin Piot. C'est dans cette maison que la reine Hortense aurait consulté le docteur Aimé Rey, en 1811, pour une visite prénatale sans doute et non comme le prétendent certains historiens pour accoucher clandestinement du Duc de Morny, enfant qu'elle a eu de ses amours avec le comte Charles de Flahaut de la Billarderie (lui-même fils naturel de Talleyrand).
La ferme du Levant, ne disposait que de deux pièces habitables. Le reste se distribuait en une écurie, une grange, un grenier. Elle a été restaurée en maison en 1985.
Les pépinières Burdin
On ne peut parler des extraordinaires pépinières Burdin sans rencontrer d’illustres personnages savoyards sans lesquels Martin Burdin (1743-1820) n’aurait pas pu créer son entreprise.
D’abord Joseph François de Conzié (1707-1789), fils d’Edouard, marquis d’Allemagne, Baron d’Arenthon et seigneur des Charmettes. C’est lui qui loua les Charmettes à Mme de Warens. Il fut l’ami de Rousseau. Il créa la société royale d’agriculture en 1772 avec Alexis Costa de Beauregard et le médecin et savant Daquin. (Société royale économique de Chambéry pour l’agriculture, le commerce et les arts) Celle-ci est dissoute quelques années plus tard (1775 ou 1780)
Ensuite Joseph Alexis Costa de Beauregard (1726-1797), homme des Lumières, se tenant au courant dans son château de Villard (près de Yenne) des sciences et des arts. Passionné d’agriculture et soucieux de promouvoir des innovations susceptibles d’améliorer la rentabilité des domaines et le bien-être des peuples, il compose un ouvrage où il proclame dans le titre les enjeux de ses expérimentations : Essai sur l’Amélioration de l’Agriculture dans les Pays monteux et en particulier dans la Savoie, avec des Recherches sur les Principes et les Moyens propres à augmenter la Population, la Vivification et le Bien-être des Peuples (1774).
Joseph François de Conzié permit à Martin Burdin de se former en matière d’agriculture, d’horticulture et d’art des Jardins. Il l’envoie apprendre à Lyon avec l’abbé Rozier, le plus célèbre agronome français de l’époque, en Hollande, en Angleterre et en Italie. Il l’aide à s’établir, à son retour sur la terre natale, sur la colline ensoleillée du faubourg Nézin proche de l’église de Lémenc.
Les pépinières Burdin connaissent un développement considérable. En 1774 Martin Burdin entre à la société royale d’agriculture. En 1779, il publie son premier catalogue de vente par correspondance. Dans une 2ème édition en 1787 on découvre que ce catalogue n’est pas qu’un simple outil commercial. C’est aussi un manuel de pédagogie comme annoncé dans le titre : « catalogue raisonné des arbres fruitiers et autres plantes particulières que vend le sieur Martin Burdin jardinier » complété par « une instruction précise sur la meilleure manière de planter »
Pépinière où la biodiversité règne en maître. Des dizaines de variétés de cerisiers, poiriers, pruniers, etc. Par exemple 120 variétés de poires sont décrites. Le docteur Socquet, décrit ainsi la pépinière Burdin en 1824 : «Il est un autre établissement du plus haut intérêt que l’homme instruit ou l’amateur curieux ne sauraient se dispenser de visiter avant de quitter Chambéry. Ce sont les magnifiques serres-chaudes, les riches pépinières et les superbes jardins de M. Burdin. Le clos où sont rassemblées tant de rares et précieuses productions végétales est situé sur la pente douce et terminale du rocher de Lémenc, au nord-est de la ville, à l’extrémité du faubourg Reclus. C’est en Europe, l’une des créations les plus remarquables en son genre, comme entreprise et société particulière. On y trouve le plus grand nombre d’espèces connues d’arbres exotiques ou indigènes propres à peupler les forêts ou à servir d’ornement pour les jardins ; on y voit toutes sortes d’arbres fruitiers et de plantes herbacées rares ou précieuses, sous le double rapport de l’utilité ou de l’agrément. Plus de 60 000 individus végétaux sont exportés chaque année, tant pour la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre que pour l’Amérique et surtout les îles du Levant » Cité par Monique Dacquin dans son précieux Chambéry, les 4 Faubourgs.
En 1847, Aimé Ferraris, décrit la propriété, comprenant : des serres chauffées à la vapeur, un grand jardin, une pépinière occupant un espace de plus de 20 hectares.
Il fait le relevé suivant : 150 000 arbres fruitiers, 600 000 arbres, arbrisseaux et arbustes ; 50 000 plantes d’orangerie, et de serre, 30 000 plantes vivaces de pleine terre pour l’ornement des jardins, 1000 000 de jeunes plants de semis et autres pour former des pépinières. Indépendamment de tout cela, une quantité immense de graines de toute espèce » Ibid.
En 1818, Martin cède la direction de ses établissements à son fils ainé François qui constitue une société avec son frère Charles. Martin meurt en 1820, ses fils ouvrent en 1822 une entreprise comparable à celle de leur père à Turin. Mais à la suite d’une mésentente Charles revient à Chambéry tandis que François fonde avec le chambérien Michel St Martin en 1827 une société à Turin et en 1829 une autre à Milan. Il crée un musée pomologique (pomologie : science décrivant les fruits comestibles). La collection modelée par Garnier Valletti, propriété de la ville de Turin est aujourd’hui exposée au Museo della frutta, près des anciens établissements Burdin.
On sait que la pépinière chambérienne continue son développement avec Charles. Elle fournit tous les grands arbres de la région jusqu’à Genève et Lyon mais la construction de la voie ferrée Victor Emmanuel en 1855 lui porte un coup sévère. En 1872, le domaine est vendu aux enchères. Il est en partie acquis par Mr Tochon. En 1874, les sœurs Marcellines en acquièrent une partie et fondent l’Institution Saint-Ambroise destinée à l’éducation des jeunes filles.